

L'affaire était entendue. Demain matin, nous irions chez Marcel, notre gardien de nuit (accroupi à gauche sur la photo). Il ne le savait pas encore, mais qu'importe! Il part habituellement aux heures où nous finissons le petit déjeuner. Au lieu de repartir chez lui à vélo, il montera à bord de notre nouvelle voiture. En fait, visiter ou se faire visiter par la famille d'un employé fait, en quelque sorte, partie des moeurs africaines. Ici, il n'y a pas de cloison étanche entre vie personnelle et vie professionnelle. C'est si vrai que les exigences familiales sont une excuse toute indiquée pour s'absenter du bureau. Aller chez un employé, c'est aussi une façon de savoir où il habite, si jamais il disparaissait avec vos économies ou votre voiture. Dans un continent où plusieurs n'ont pas d'adresse d'un autre type que "à gauche après le puits", ça peut être utile.
Marcel travaille pour nous depuis plus de 5 mois. Il a été engagé avant même notre arrivée par celui qui nous loue la maison. Aussi, nous n'avions pas vraiment de crainte relative à son honnêteté. Cependant, le personnage nous intrigait. Le fait qu'il ne parle pas français et que nous communiquions avec lui avec grand-peine y était pour beaucoup dans son mystère. Il y avait aussi les 10 km qu'il avait avoué parcourir soir et matin, à vélo, pour voyager entre sa maison et la nôtre. Enfin, nous avions envie de nous évader un peu du quotidien, de partir à l'aventure.
Aussitôt levé, je sortis dans notre cour pour voir Marcel. Celui-ci était déjà réveillé (oui, les gardiens de nuit dorment la nuit en Afrique). Il était assis à écouter sa radio, comme à l'habitude. En me pointant du doigt, puis en le pointant et en mimant celui qui tient un volant, je lui dis: "NOUS-ALLONS-ALLER-CHEZ-TOI!".
-Ahan... Ahan..., de répondre celui-ci.
... pas bien compris..., ajouta-t-il d'un ton hésitant.
-NOUS-ALLONS-CONDUIRE-CHEZ-TOI, dis-je en articulant de mon mieux.
-Ha..., fit-il d'un ton inquiet.
Pourtant, en Afrique, n'importe qui débarque chez n'importe qui sans s'annoncer. Je prenais pour acquis, de toute façon, que notre visite serait pour lui un signe de notre considération. Je tournai les talons pour aller terminer les préparatifs.
Quelques minutes plus tard, nous étions tous à bord. Marcel était sur la banquette arrière, à nous indiquer le chemin. Le fait qu'il confonde la droite et la gauche au début m'a contrarié quelque peu. Mais restons humbles! Plusieurs en Occident ne les différencient qu'à grand-peine après une intense réflexion, quand ils y parviennent! Nous avons eu quelques autres difficultés, en gande partie dues à la langue française, qui différencie mal "tout droit" et "à droite". Cependant, après quelques virages, nous étions fixés: "coupez à droite" signifiait "tournez à droite".
Le ciel menaçait depuis quelque temps déjà. Malgré que la matinée ait été bien entâmée, il faisait aussi noir qu'aux premières lueurs de l'aube. Les habitants s'affairaient avant la tempête et remplissaient les rues. Le vent soulevait la poussière et, ici et là, des sacs de plastique éventrés traversaient la route à travers la lumière des phares. La pluie se mit à tomber. Au fur et à mesure qu'elle s'intensifiait, nous eûmes à ralentir. Nous nous engageâmes dans les rues non pavées, en périphérie de la ville. La pluie avait transformé la poussière en boue. Nous essayions de retenir le chemin pour le retour, mais très vite, la tâche apparut impossible. Notre concentration se fixait à négocier nos passages à travers les marres boueuses ou les accidents de terrain. Au Burkina Faso, le 4x4 n'est pas une mode. On ralentissait souvent presque jusqu'à l'arrêt complet, de peur d'entendre le fond de la voiture rabotter le sol ou une pierre en sailli. Chaque marre ou dénivélation devenait l'occasion de sonder notre guide:"Est-ce que ça passe?". Qu'il réponde invariablement "oui! oui! ça passe!" n'était rassurant qu'à moitié. ça voulait dire qu'il savait que d'autres voitures passaient, sans plus: Marcel ne conduisait qu'un vélo.
Au fur et à mesure que nous avancions, il devenait clair que les rues où nous nous engagions étaient improvisées. Nous apprîmes plus tard que nous nous étions aventurés dans la zone non lotie. Les habitants s'étaient installés ici et là, au gré de leurs besoins. Peut-être inaugurions-nous des routes nous aussi, en engageant notre voiture là où le terrain semblait praticable, entre deux constructions. Ma femme et moi partageâmes quelques inquiétudes pour le retour, qui devait se faire sans Marcel. Au fur et à mesure que nous avancions, le respect que nous éprouvions pour lui allait en grandissant. Il était à peine croyable qu'un homme se promène à vélo sur une telle distance, sur des routes aussi accidentées, sept jours sur sept. Aussi, l'orgueil m'incita à garder mes angoisses pour moi-même. Ma femme, quant à elle, avoua s'amuser ferme.
-Est-ce que tu aimes ça?, demanda-t-elle. C'est l'aventure!
Je fus surpris. Elle est d'un naturel si timoré que je dois souvent la calmer.
Son enthousiasme me rassura. Après tout, la voiture était à elle!
J'encourageais ma femme à ne pas ralentir dans les marres, sachant trop bien qui pousserait, si la voiture s'embourbait (si Marcel ne suffisait pas à la tâche, bien sûr). Devant un paysage qui présentait trop d'incertitude, nous laissions les motos s'engager pour en apprendre davantage. Leurs conducteurs, prudents eux aussi, descendaient pour les pousser à travers le torrent, après avoir remonté leurs pantalons jusqu'aux genoux. Ils nous révélaient ainsi la profondeur du courant. Nous eûmes quelques fois à descendre du véhicule pour évaluer de plus près le dénivelé. Je marchais alors dans la vase avec mes souliers de cuir, en prenant soin de ne pas, en plus, glisser pour m'étendre de tout mon long. J'imaginais alors les habitants crever de rire en voyant un Blanc souffrir plus qu'eux dans la tempête. ça en serait trop. Je pliai les genoux un peu plus, en bon judoka, pour consolider mon équilibre. Marcel nous enjoignit d'avancer:"ça passe, ça passe!"
Je ne savais plus si la voiture était notre planche de salut à travers les intempéries, une croix que nous portions, ou encore un bijou précieux que nous traînions dans la boue. Les rues que nous parcourions étaient peuplées, animées par endroits même. Mais à quelle aide pouvait-on s'attendre des habitants? Même s'ils voulaient nous aider, sauraient-ils nous donner des indications précises? Pourraient-ils s'exprimer suffisamment en français? Qu'arriverait-t-il si nous restions pris dans la boue? Le sentiment de sécurité que me donnait la voiture s'était envolé. Ma peur grandissait de devoir l'abandonner parmis ces gens pauvres qui seraient trop heureux de la récupérer, comme un don record d'un particulier pour l'Afrique.
Nous rencontrions un puits de temps à autre. C'était des puits comme on en trouve en Afrique de l'Ouest: de forme carrée, au ras du sol et sans garde-fou aucun. Mieux valait ouvrir l'oeil et éviter de descendre près de ces trous. Puis, nous nous engageâmes dans ce qui ressemblait, en terme de planification urbaine, à une ville de l'antiquité. Les murs des maisons formaient des corridors si étroits que même avec une petite voiture comme la nôtre, on ne s'y faufilait qu'avec une extrême prudence. Lors d'un passage particulièrement étroit, nous dûmes vérifier que les rétroviseurs n'allaient pas s'arracher sur les murs. On voyait des alimentations sur le bord de la route et nous nous demandions comment diable elles pouvaient bien être ravitaillées! Il faut dire que l'on a déjà vu en ce pays des mini-camions, plus étroits qu'une voiture, que l'on utiliserait en Amérique du Nord pour entretenir les pelouses. Il y a aussi les motos qui traîne une remorque. Toujours est-il que je ne me souviens pas que nous ayions croisé plus d'un véhicule à quatre roues lors de notre escapade.
-Est-ce qu'on est encore loin?
-Oui! oui! Pas loin!
Un sac de jute apparût sur la route, en plein sur notre trajectoire. Mon épouse, au volant, continuait d'avancer.
-Attention, dis-je, il contient peut-être une pierre!
-Attention, dis-je, il contient peut-être une pierre!
-Non, non, répondit-elle.
Le sac à surprise disparut sous la voiture. Un râclement irrégulier résonna sous nos pieds. Je grimaçai à l'extrême, comme pris d'une douleur intense, tant ce bruit stimulait cruellement mon imagination. J'eus plus tard une pensée pour les récits des sous-mariniers qui entendaient la pression de l'eau déformer la coque de leur submersible. Nous n'eûmes d'autre choix que de continuer à avancer pour se dégager. Nous nous arrêtâmes et sortîmes pour ouvrir le sac. Il contenait des retailles de plaques d'acier! De retour dans la voiture, je foudrayai mon épouse du regard. Décidemment, cette expédition commençait à me mettre les nerfs en boule.
-Est-ce que c'est encore loin, demandai-je à Marcel.
-Non! Non! Pas loin!
Nous finîmes par arriver dans une cour où se trouvaient deux petits bâtiments, deux maisonnettes de la taille d'une grande remise de jardin. La porte de la plus grande maisonnette était grande ouverte. Une femme se présenta devant l'ouverture et nous observa. Elle avait été, de toute évidence, alertée par le bruit du moteur et la présence d'une voiture. Ici, seuls les riches peuvent s'en payer une, même usagée. Elle nous dévisagea un instant puis elle disparut à l'intérieur de la maison. Nous descendîmes sous la pluie. Marcel entra dans la maison en nous laissant plantés là, sans doute pour préparer sa famille à notre visite. Nous nous abritâmes sous un arbre en souhaitant qu'il fasse vite. Derrière nous, se trouvait l'autre petit bâtiment, d'où sortit sa femme. Elle nous avait déjà rendu visite à la maison. Elle nous sourit (à ma gauche sur la photo). "Oui", me dis-je. "C'est bien ici! Nous sommes à la source!" On nous fit signe d'entrer. A l'intérieur, on avança des bancs pour nous permettre de nous asseoir. A ce moment, un homme d'environ 65 ans sortit d'une autre pièce pour nous accueillir. Il marchait d'un pas lent avec l'aide d'un bâton et était fort maigre.
Nous finîmes par arriver dans une cour où se trouvaient deux petits bâtiments, deux maisonnettes de la taille d'une grande remise de jardin. La porte de la plus grande maisonnette était grande ouverte. Une femme se présenta devant l'ouverture et nous observa. Elle avait été, de toute évidence, alertée par le bruit du moteur et la présence d'une voiture. Ici, seuls les riches peuvent s'en payer une, même usagée. Elle nous dévisagea un instant puis elle disparut à l'intérieur de la maison. Nous descendîmes sous la pluie. Marcel entra dans la maison en nous laissant plantés là, sans doute pour préparer sa famille à notre visite. Nous nous abritâmes sous un arbre en souhaitant qu'il fasse vite. Derrière nous, se trouvait l'autre petit bâtiment, d'où sortit sa femme. Elle nous avait déjà rendu visite à la maison. Elle nous sourit (à ma gauche sur la photo). "Oui", me dis-je. "C'est bien ici! Nous sommes à la source!" On nous fit signe d'entrer. A l'intérieur, on avança des bancs pour nous permettre de nous asseoir. A ce moment, un homme d'environ 65 ans sortit d'une autre pièce pour nous accueillir. Il marchait d'un pas lent avec l'aide d'un bâton et était fort maigre.
-C'est mon vieux, dit Marcel.
Cette affirmation devait être interprétée libéralement puisqu'en Afrique, quiconque de plus vieux pour qui on a de l'affection peut être appelé "son père". Effectivement, nous ne tardîmes pas à découvrir que c'était en réalité son beau-frère. La femme qui nous avait dévisagé à notre arrivée était la soeur de Marcel. Nous engageâmes la conversation et surprise, relativement à Marcel, le vieil homme parlait français comme Victor Hugo! Voilà qui simplifiait la conversation! On procéda aux saluatations habituelles (comment va-t-on, comment vont les enfants, la famille, etc.). Le vieil homme s'excusa de ne pas avoir quelque choise à nous offrir (ce n'est pas grave, voyons!) Puis, nous apportâmes les lapins. Pour les mettre à l'aise, je leur expliquai que nous nous en débarrassions "comme ils avaient été méchants".
-Comment ça?, fit le vieil homme, intrigué.
-Ils ont attaqué les pigeons.
-Les mâles font ça parfois.
-Les mâles? Ils font ça? (Je me tournai alors vers mon épouse.) Il faudra que les prochains lapins soient des femelles!
Mon regard se posa sur le pied de l'homme, gonflé et légèrement noirci.
-Avez-vous posé le pied dans le feu?, demandai-je.
-Non... Tétanos, ils ont dit.
-Vous avez-vu un médecin?
-Oui.
-Ils ont dit que ça allait guérir?
-Oui, fit-il, un peu hésitant, peut-être inquiété par ma question.
Peu après, nous prîmes congé de nos hôtes.
J'appris que Marcel allait revenir avec nous pour nous guider. Il reviendrait ensuite à vélo. Dieu soit loué! Le retour s'effectua par un autre chemin, qui nous permit d'atteindre la route pavée beaucoup plus rapidement. Pourquoi ne pas avoir emprunté cet itinéraire pour l'allée? Nous renonçâmes à questionner Marcel. Notre niveau de communication ne permettait pas d'aborder des questions aussi abstraites. Une fois de plus, Marcel ajoutait à son mystère.
Le soir et le lendemain, Marcel semblait plus énergique que jamais. Il faisait même des travaux d'entretien que nous ne lui avions jamais demandés. Il semblait effectivement que notre visite l'ait valorisé. Nous comprîmes quelques jours plus tard le mécanisme à l'oeuvre dans cette transformation, lorsque nous rencontrâmes un ami canadien, établi à Ouagadougou depuis près de 20 ans. Il me raconta sa visite chez quelqu'un qui avait été envoyé dans un village isolé (était-ce un membre du clergé ou un fonctionnaire, je ne me souviens pas, mais peu importe). L'homme en question se sentait peu estimé de la population locale. En effet, il ne recevait jamais de visiteurs, ce qui paraît mal dans un continent où tout dépend du réseau social. Suite à la visite de notre ami, son statut aux yeux des habitants s'était transformé. Ainsi donc, il avait reçu la visite d'un Blanc qui conduisait un 4x4! Le village avait sous-estimé son importance. On s'était trompé sur lui! Notre ami termina son histoire en répétant par deux fois:"Ne sous-estimez pas l'influence que vous avez sur les gens ici." Ainsi, pour Marcel, des Blancs avaient traversé la zone non lotie de Ouagadougou, là où les véhicules s'aventurent rarement, pour venir lui faire cadeau de deux lapins. Un petit festin! Nous avions fait dorer son blason aux yeux du quartier!