dimanche 9 mai 2010

Les masques

Vendredi soir. Je reçois un appel de l'institut linguistique. Mon élève a encore annulé son cours privé du lendemain. Encore une fois, il s'agit de funérailles. Au bout du fil, le responsable du centre semble embarrassé. Il m'explique:"C'est le festival des funérailles actuellement au Burkina Faso." Je suis loin de me douter que le commentaire est assez proche de la réalité. C'est le lendemain que je vais l'apprendre, à un rare endroit où l'on peut expliquer les croyances animistes sans détour ni complexe: à la salle des masques du musée.





En effet, il est vrai que l'Africain aime garder des secrets, même des autres Africains. Mais, généralement, les Burkinabés affichent fièrement leurs croyances religieuses. Ainsi, dans les taxis, on voit très souvent des chapelets, musulmans ou chrétiens, suspendus au rétroviseur. Des autocollants écrits en arabe ou louant Dieu apparaissent sur les tableaux de bord et même sur les vêtements. Or, les deux principales religions du Burkina Faso, l'islam et la christianisme, dans l'ordre, ont amené les Burkinabés à reléguer leur traditions et croyances animistes au rang de supercheries honteuses. Quand on y croit, on ne s'en vante pas. Ainsi, dans l'isolement relatif des campagnes ou en ville, après avoir tiré les rideaux, des musulmans ou des chrétiens vont intégrer des rites animistes à leur vie spirituelle, avec une certaine discrétion...







Samedi matin au musée. Nous entrons dans une grande pièce dégagée. Elle n'est pas climatisée mais la température est acceptable. Bien distancés les uns des autres, on voit quelques masques anciens posés sur des présentoirs modestes. Quatres jeunes Blancs, à peine adultes, sont devant le guide, un Africain d'assez grande taille, dans la fin vingtaine. Une visite vient de commencer. Je regarde tout autour. Certains masques sont fixés sur un costume fait de pailles, qu'on devine destiné à recouvrir le corps. L'éclairage ne se compare en rien à celui des musées thématiques occidentaux, où l'on fait surgir les pièces de l'obscurité à l'aide de projecteurs hallogènes. Non. Ici, l'éclairage provient surtout des fenêtres au haut des murs et donne autant de charisme à l'exposition que si elle se trouvait dans un entrepôt. Les masques sont peu colorés et ne présentent pas une maîtrise artistique très poussée. C'est malheureusement la marque des masques traditionnels anciens au Burkina Faso. Je suis déçu. Mon regard se tourne alors vers le guide, dernier espoir.







L'homme nous jette un coup d'oeil et dit qu'il va poursuivre la visite en nous intégrant. Le groupe en est en effet au troisième masque sur un total d'environ vingt-cinq. Le guide poursuit donc ses explications sur la légende de l'origine des masques. Tout de suite, l'homme révèle un talent de conteur, une faculté d'entraîner l'audience dans l'univers qu'il voit de l'intérieur, derrière ses yeux pétillants. Ses mains restent, la plupart du temps, immobiles mais sa voix est chargée d'émotion. Le ton se promène entre la fascination et la confidence, entre la certitude et le questionnement, comme un enfant qui parle en admirant les étoiles. Je découve vite que le sujet de la visite sera cet homme. Certes, la légende sur l'origine des masques est aussi terne que la pire des légendes indiennes (un fil venu du ciel les faisait descendre). Quand aux vertus associées aux masques, elles ne nous permettent pas d'aller plus loin que Tintin au Congo (guérison, protection lors d'une bataille, fertilité, longévité, etc.) Et lui, le guide? Y croit-il? Difficile à dire. Non... Il est éduqué. Il parle un français impeccable avec quelques rares erreurs. Il habite la capitale. Il se doit d'expliquer les croyances locales. Il nous explique que ces pratiques sont bien vivantes dans les campagnes.





Peu à peu, la visite devient plus interactive. Un des "vieux ados" a décidé de se mettre en évidence. Il répond aux explications du guide avec un sourire fendu jusqu'aux oreilles, condescendant et feind la naïveté avec un réel enthousiasme. Sans doute cherche-t-il à impressionner les deux filles qui l'accompagnent. Je me demande si je dois le ramener à l'ordre. Finalement, j'essaie plutôt d'encourager le guide et de compenser en posant quelques questions. Après tout, l'Occident n'est pas l'Afrique et le fait d'être plus âgé ne m'aiderait pas à raisonner le jeune touriste.


Ma femme, même si elle est d'origine Nigérienne, ne connaît pas les masques. Il ne font pas partie de la culture là-bas. Elle tente, elle aussi, une question.

-Si ça marche, pourquoi tout le monde n'utilise pas les masques? Pourquoi ne voit-on pas des masques partout? Elle éclate de rire.


Je suis horrifié. Je regarde le guide. Je crains de le voir tomber au fond d'un puits d'humiliation.



Non. Il ne perd pas pied. Sa voix est calme, sereine.



-Oui, ça marche... Mais tout le monde n'a pas accès aux masques, explique-t-il.





(ah! donc il y croit!)



Une femme, par exemple, ne pourra jamais porter le masque. De plus, les gens gardent ces objets des étrangers. Enfin, il y a des règles à respecter. One ne fait pas ce qu'on veut quand on veut. Les masques ont leurs exigences. J'ajouterais qu'ils ont aussi des moyens d'expliquer les échecs. Si par exemple, on fait appel au masque destiné à protéger le guerrier et qu'il est blessé au combat, la seule raison possible est que le guerrier a agi de façon à déplaire aux anciens. Le guide nous apprend aussi que la foi dans les masques repose en partie sur ce que la logique ou la science ne peut expliquer. C'est le cas par exemple de ce célèbre politicien africain, seul survivant d'un crash spectaculaire. Doit-on soupçonner un pacte avec le masque crcocodile, qui vous préserve de la mort tant et aussi longtemps que vous portez l'anneau? Lorsqu'un tel pacte a été conclu, sa puissance est telle que les membres de la famille doivent enlever l'anneau du doigt du mourrant pour le laisser partir en paix. Voilà qui me fait penser aux sacrements chrétiens, qui marquent les étapes d'une vie. C'est certainement aussi une façon de déclencher un puissant effet placebo chez le croyant. Dans tous les cas, le vieil ado se tiendra tranquile jusqu'à la fin de la visite. Ma femme aussi.

Nous continuons la visite. Nous apprenons ainsi qu'il y a traditionnellement deux funérailles: la douloureuse, tenue le jour même de la mort, et la festive, tenue de six mois à deux ans après le décès. Cette dernière est particulièrement fêtée à cette période-ci de l'année, au mois de mai. Je repense à mon élève de l'institut et ses funérailles à répétitions. Soudainement, l'explication semble plus crédible. Surtout qu'en Afrique, on ne badine pas avec les obligations familiales...

La visite tire à sa fin. Je me rends compte que les masques ne sont plus pour moi des morceaux de bois, pas plus que ne le serait un crucifix. Leur influence, justifiée ou non, vous amène à les considérer avec respect. Je me sens plus près du guide, presqu'admiratif devant son imaginaire. Bien sûr les masques sont insensés. Leur pouvoir, par contre, est bien réel. Comme une douleur psychosomatique, ou un effet placébo. Mais il y a plus. Le masque échappe à la justification, à la responsabilité. C'est bien là ce qui fait peur. Comme l'alpiniste qui a une peur mêlé de respect pour la montagne, c'est quelque chose de difficile à comprendre à distance, à partir de son salon. Celui qui interprète le masque lors d'une cérémonie est l'homme qui le porte. Il y croit. Il devient le masque. Cet homme, c'est peut-être celui qui me vend un poulet au marché. C'est peut-être mon chauffeur de taxi ou mon patron.
Ou celui qui garde ma maison.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire